Paris sous l’Occupation ou la gratuité conditionnée à l’achat d’un journal
Lorsque Paris bascule dans la Seconde Guerre mondiale, la mobilité est mise sous tension du fait de nombreux facteurs. La fermeture de stations de métro, la réquisition des autobus, le manque de disponibilité des carburants et les nouvelles modalités de circulation liées au couvre-feu et aux mesures prises par l’occupant allemand figurent parmi les contraintes principales qui compliquent les déplacements dans l’agglomération.
Surgissent alors de nouvelles solutions, qu’elles soient fondées sur des innovations techniques (véhicules à gazogène, véhicules électriques, autobus à gaz…) ou sur l’usage massifié ou réintroduit de techniques anciennes (marche, vélo, traction hippomobile…).
Un journal comme titre de transport
Dans ce contexte d’une mobilité lourdement révisée par la crise, une initiative privée interpelle : le journal Le Matin, l’un des principaux quotidiens parisiens au passé prestigieux mais à la posture collaborationniste depuis le basculement politique de l’État français, se lance dans l’exploitation d’une ligne de transport collectif. Le 18 avril 1941, il annonce dans ses pages que « L’omnibus Madeleine-Bastille va reparaître bientôt », tissant ainsi l’analogie entre le journal et le service de transport. Il précise que « ses lecteurs [...] pourront l’utiliser gratuitement ».
Le lancement a lieu le 17 juin 1941, un an exactement après que le journal a reparu, suite à une période d’interruption liée à la défaite française. La gratuité est réservée à celles et ceux qui peuvent prouver leur appartenance au lectorat du journal, en montrant le numéro du jour, qui fait ainsi office de sésame pour monter à bord : « aujourd’hui le voyage est gratuit, il n’y aura pas de tickets, un “Matin” suffit ».
Pour montrer la générosité du journal, les pancartes annonçant les prix anciens ont été laissées. Le secrétaire d’État aux communications, Jean Berthelot, est de la partie, montant lui-même à bord.
Ci contre : Le Matin, 18 juin 1941, Gallica
La gratuité, comme entrée sur une nostalgie partagée ?
Le service est assuré avec un omnibus hippomobile, objet disparu des rues parisiennes depuis 1913 et la motorisation des dernières lignes tirées par des chevaux. Ce retour d’une technique ancienne est la base d’un processus de convergence entre plusieurs dynamiques qui donne son sens à la gratuité : Paris défaite et entrée dans une période d’occupation cherche à se rassurer en se tournant vers son passé prestigieux. Dans le Paris de la Belle Époque, le coeur de la vie parisienne battait sur les boulevards, de la Madeleine à la Bastille, dont la chronique quotidienne était dressée par la rédaction du journal Le Matin, installée non loin, au 6, boulevard Poissonnière.
L’identité parisienne s’exprimait pleinement dans ces quartiers, que desservait la ligne Madeleine-Bastille, de loin la plus chargée du réseau d’omnibus puis d’autobus.
La gratuité, conditionnée à l’achat préalable d’un exemplaire du Matin, vient signifier le caractère commun de ces différentes briques mémorielles dont la vision passéiste propre à l’État français espère qu’elle va rendre à Paris une forme de fierté.
Quel impact cette opération publicitaire d’un journal qui a alors souvent joué dans ce registre passéiste a-t-elle eu sur la mobilité parisienne ? La gratuité et le choix d’un omnibus hippomobile lui ont garanti un succès de fréquentation, amplifié par les beaux jours de l’été 1941. Mais l’offre était très limitée : un seul véhicule, capable d’emporter une quarantaine de personnes, parcourant l’itinéraire en 45 minutes, à raison de trois aller-retours par jour.
Au vu des réactions lisibles dans la presse, ces trajets ont probablement surtout alimenté une mobilité induite par le nouveau service et par sa gratuité, plus qu’une offre ayant facilité les déplacements devenus difficiles dans le contexte de l’Occupation.
Arnaud Passalacqua
Arnaud Passalacqua est historien, et professeur en aménagement de l'espace et urbanisme à l’École d'urbanisme de Paris. Co-président de l’Observatoire, il s’intéresse aux enjeux des mobilités dans notre société contemporaine en s’attachant aux systèmes qu’ils constituent, formés d’artefact matériels comme d’imaginaires et de savoirs, inscrits dans le temps long des usages et des matérialités.